Dossier Frank

Tout a commencé pour toi à St Luc (Ecole d'art présente à Bruxelles, Tournai, Liège, Mons.), le passage presque obligé des dessinateurs de BD en Belgique.

Quand je suis arrivé à St Luc, j'avais décidé depuis l'année précédente de devenir dessinateur de BD, suite à la lecture d'un petit bouquin qui s'appelait "Comment devenir dessinateur de BD" écrit par FRANQUIN, JIJE et Ph. VANDOOREN. C'est un livre qui a marqué presque tous les dessinateurs de ma génération, mais on ne s'en est rendu compte qu'après D'ailleurs quand VANDOOREN est arrivé chez Dupuis, tous les jeunes dessinateurs étaient à ses pieds car pour nous il avait écrit la "bible". C'était un livre plein d'enthousiasme, d'exigences, un livre qui poussait à la perfection. Quand on lit ça à 15-16 ans, on ne peut qu'être séduit et vouloir faire de la BD. Cette lecture a donc été pour moi le déclic. Déjà, avant St Luc, j'avais lu une biographie de Rodin, c'était une introduction pour moi dans le domaine de l'art. Dans une interview, Rodin n'hésitait pas à parler avec emphase de son travail et j'ai trouvé cela extraordinaire. J'ai fait l'amalgame de tout ça, et je suis arrivé à St Luc, espérant y trouver un enseignement complet, toutes les bases nécessaires pour pouvoir faire de la BD dans de bonnes conditions. Il se trouve que dès le premier jour, je me suis aperçu que ce n'était pas du tout ça, qu'on était en pleine période post-soixanthuitarde, que les professeurs ne juraient que par la créativité des élèves, et que la technique était suspecte... On se retrouvait à glander en cours, et les seules choses intéressantes qui se soient passées, ça a été la rencontre avec d'autres passionnés de BD et la création de groupes. C'est là que j'ai rencontré HISLAIRE, GEERTS ; nous n'avons jamais été dans la même classe, mais on se voyait régulièrement. J'ai donc passé trois ans à St Luc, le cycle inférieur, temps durant lequel j'ai eu le temps de travailler à mon aise. C'était la sécurité car nous étions tous chez papa-maman, et toujours dans un cadre scolaire, mais très libre. A cette époque-là, s'est formé autour de Bemard HISLAIRE un groupe. Il y en a eu d'autres qui se sont constitués, mais celui-là fut le plus important. On a créé un journal qui s'appelait "ZAZOU", qui n'a connu qu'un seul numéro, Il regroupait tous les jeunes dessinateurs qui à l'époque en voulaient. Certains sont toujours là, d'autres ont disparu ou pris d'autres voies : publicité, illustration... WATCH, BOM, DARASSE, BOSSE, HISLAIRE, GEERTS en faisaient partie et j'en oublie. Il y avait un noyau très riche. On se réunissait souvent, formant une sorte d'atelier. Tout cela était déjà plus ou moins sous la conduite d'HISLAIRE. Après, SCHLIRF, JANRY et TOME nous ont rejoints et là ça a été très fort aussi car on a pris des vacances ensemble, isolés à la montagne. YSLAIRE faisait "Bidouille et Violette", je commençais "Broussaille", GEERTS faisait les "Chroniques Vénusiennes" et des illustrations. On voulait refaire le monde, on était les meilleurs et on vénérait les "Grands Anciens" . Après ça, le groupe a lentement éclaté, du fait de problèmes entre HISLAIRE et un certain nombre de personnes du groupe. Bernard a toujours eu un caractère très fort. La dernière chose que nous a amenée St Luc, c'est cet apprentissage vers le monde des pros de la BD. J'ai publié ma première "Carte Blanche" ( Pages du journal Spirou ouvertes à de jeunes talents) en entrant à St Luc, ma deuxième un an après, vers 1974. J'avais donc déjà un pied dans le journal Spirou. On m'a alors présenté à Jean-Marc BROUYERE. HISLAIRE travaillait déjà beaucoup avec lui, c'était un peu son maître, quelqu'un de charismatique, avec le bon et le mauvais côté de la chose. On ne parle plus beaucoup de lui, car il n'a pas laissé une empreinte majeure dans la BD, mais à cette époque il a beaucoup compté pour nous. J'ai travaillé un peu avec lui, sans entrer dans son sillage. Grâce à J.M. BROUYERE j'ai rencontré Thierry MARTENS, qui m'a demandé des travaux d'illustrations pour le journal, et très; vite, à la fin de ma troisième année à St Luc, ils m'ont demandé de commencer "Comme un animal en cage" (Publié dans la collection Dupuis-Aventures).

Puis ce fut l'époque pour toi de l'animation du journal Spirou.

Un peu plus tard, Alain DE KUYSSHE est arrivé au journal. La formule MARTENS battait franchement de l'aile. Le journal recelait de talents, mais c'était un journal terne DE KUYSSCHE a dépoussiéré tout ça, il a donné comme consigne aux jeunes qui débarquaient d'animer le journal. On avait "carte blanche". On a alors appris ce que c'était qu'un journal. Ainsi se sont créés les "hauts" et "bas de pages". Sur ces entrefaites, TOME et JANRY sont arrivés. YANN et CONRAD s'étaient déjà faits remarquer.

Vous aviez une totale liberté d'expression, vous n'avez jamais été bridés.

DE KUYSSCHE donnait peu son avis. On en profitait, on a ainsi affirmé nos personnalités. Des gens comme BERTHET ou COSSU ont pu s'exprimer pleinement, au travers de récits comme "Couleur Café" ou "Boskovitch" et apporter quelque chose à la personnalité du journal.

Vous pouviez donner libre cours à votre imagination !

Tout à fait. DE KUYSSCHE était demandeur de nouvelles séries, moins traditionnelles.

C'est dans ce contexte que tu as créé "l'élan".

Il est arrivé tout à fait par hasard ; je devais faire mon service militaire, mais je n'avais aucune envie de me retrouver sous les drapeaux. J'ai donc choisi un service civil, et j'ai trouvé une place comme libraire au Palais des Beaux-Arts. Là, j'ai découvert des tas de choses, l'art ancien, moderne, contemporain... J'ai complété ma formation beaux-arts, j'y ai pris goût, et c'est là que j'ai découvert Egon Schiele et Klimt. J'y ai trouvé comme une résonance. Il a une tension dans son travail qui me rappelait WASTERLAIN, dans ses albums de "Mr Bonhomme", cette' tension qu'il mettait dans son trait, c'était une sorte d'expressionnisme, même si cela concernait des dessins humoristiques. Nous étions d'ailleurs tous très impressionnés par WASTéRLAIN à l'époque. Il nous a marqués. C'est à l'époque de Bob Moon et Titania qu'il nous est apparu comme un nouveau maître, un peu comme WALTHéRY. C'était le premier pas vers un nouveau sommet de la BD franco-belge. Cette époque là a donc été très importante pour moi, car elle m'a fait sortir du milieu de la BD. Pas mal d'auteurs sont restés coincés dans un style, sans évoluer parce que leur seule référence était la BD. C'est un peu l'histoire du serpent qui se mord la queue. C'est important de se poser des questions, de se replacer. J'ai ainsi passé deux ans au Palais des Beaux-arts, travaillant 8 heures par jour, comme tout un chacun, je n'avais donc pas le temps d'aller au journal DE KUYSSCHE m'a alors proposé de me donner une série d'infos sur le journal le mardi, et je devais réaliser des "bas de pages" pour le jeudi. J'ai fait ça, pas tellement convaincu, mais j'ai essayé. En même temps, YANN et CONRAD explosaient dans les "hauts de pages". Dans les derniers "bas de pages" que j'ai réalisés, "l'élan" est apparu. II me fallait annoncer un numéro spécial très enthousiasmant, et, ne sachant que faire, j'ai pris le contre-pied, un élan déprimé annonçait le numéro. J'ai encore conservé ce personnage deux semaines, puis les "bas de pages se sont arrêtés. Plus tard, DéGOTTE a dit à DE KUYSSCHE "C'est sympa, pourquoi ne pas lui trouver une petite place, en bas de la page 2 par exemple..." Et ça a duré 5 ans et demi. Je crois qu'il a trouvé sa place, car cette manière de faire rire avec un personnage déprimé, ça ne se voyait lias beaucoup. Je pouvais prendre des risques car ce n'étaient que des strips. Si ça ne plaît pas, en quelques secondes c'est oublié ; mais si ça plaît, ça restera dans la mémoire.

Mais ça a bien fonctionné, la preuve c'est qu'aujourd'hui des gens recherchent les bandes de "l'élan" !

Charles DUPUIS en avait assez. que de petits éditeurs publient des petites bandes de Spirou. Quand Magic-Strip a eu l'idée de faire un album de l'élan, Ch. DUPUIS a dit "J'en ai assez. C'est DUPUIS qui éditera cet album..." Th. MARTENS s'est chargé de mettre tout ça en route, connaissant les critères commerciaux, la mise en place et le reste. Il a alors imaginé un petit album en le faisant passer pour un album "luxueux". Ce "luxe" justifierait le prix. Malheureusement il s'est trompé dans - la réalisation, le papier était de mauvaise qualité, l'impression a été bâclée... même les couleurs étaient beaucoup trop foncées. Je n'allais pas faire la fine bouche. Je suis content que l'album se soit fait et cela reste incroyable qu'il existe et que ce soit DUPUIS qui l'ait fait. Je regrette quand même que les bandes réunies dans l'album aient toutes été prises dans les premières, car à mon avis, les meilleures sont celles du milieu ou de la fin de la série.

Parallèlement à "l'élan", tu avais commencé des "Carnets de nature" avec Broussaille.

Dé KUYSSCHE, encore lui, avait envie de changer la formule de la rubrique "Nature". Elle était faite par des gens compétents mais qui travaillaient comme dans les années 50, de façon trop didactique, avec des planches noir et blanc et deux ou trois photos. Il savait que les animaux et 1a nature m'intéressaient.

Ce qui est remarquable, c'est que les gens n'ont véritablement fait le lien entre ces planches et Broussaille que le jour où le premier album de Broussaille est sorti !

L'intention de départ était juste de masquer la matière, et finalement ça a créé un lien. J'ai fondu le personnage dans la rubrique. Broussaille se devait d'être un personnage assez positif. Le danger était de faire quelque chose de trop fleur bleue.

Mais il est pourtant devenu ton personnage principal...

Il s'est trouvé que Dé KUYSSCHE nous a demandé de faire des histoires courtes, sujet libre, pour un "Spécial Inattendu". Pour la première fois j'ai animé réellement Broussaille dans une histoire. ça s'appelait, déjà, "le Musée". C'est une histoire à laquelle je suis attaché car je crois que j'y ai mis tout mon cœur et ma volonté, et c'est là qu'il a pris de l'importance à mes yeux. C'est d'ailleurs en lisant cette histoire que BOM a accroché au personnage et que l'on s'est rencontré pour créer un véritable univers à Broussaille.

C'est de là qu'a germé l'idée des "Baleines publiques", le premier album de Broussaille.

Non, pas tout de suite ! J'ai d'abord; réalisé quelques courtes .histoires, de 3-4 pages, et puis BOM est. venu me trouver en me disant pouvoir trouver quelque chose qui collerait au personnage. Et nous avons réalisé ensemble "la Chapelle aux chats" (Publié dans la collection Meilleurs Récits Spirou n°12). Après, j'ai eu envie de faire un album. C'était pour moi l'étape suivante si je voulais devenir professionnel. Vincent Murat avait été pour moi qu'un essai, et Broussaille était réellement ma création.

C'est avec Vincent Murat que tu as appris à faire un album, quand même !...

Bien sûr, mais Broussaille était mon personnage le mieux senti. J'ai donc proposé à BOM de réaliser un album et il a dit oui ! On s'est vu plus longuement, et c'est ainsi que l'idée des "Baleines publiques" est venue.

Depuis, BOM est ton scénariste pour la série Broussaille.

Oui, mais il ne se considère pas comme "LE" scénariste de Broussaille ; si un jour je désire animer seul cette série, je pourrai le faire.

Mais BOM, c'est aussi "Julie, Claire et Cécile", "Yvain et Yvon", et d'autres scénarios qui n'ont rien à voir avec l'univers de Broussaille !

Je crois que BOM est plus un feuilletoniste qu'un littéraire. Il se sent très bien dans le gag. Il faut se rappeler que scénariste de BD n'est pas un métier simple. Il est le scénariste type chez LOMBARD, et Broussaille est la seule série qu'il mène hors LOMBARD. Broussaille est pour lui un travail très différent des autres séries. Chez LOMBARD, il travaille de son côté tout ce qui est scénario et dialogue, et il remet le tout au dessinateur. Point final. Pour Broussaille, le travail est tout autre. Au départ, on prend un pot ensemble, on échange des idées et on monte l'histoire ensemble. Certains récits appartiennent un peu plus à l'un qu'à l'autre. C'est normal.

C'est un travail où la symbiose est totale entre le dessinateur et le scénariste !

Un des miracles avec BOM, c'est qu'il s'est glissé dans la peau du personnage, et qu'il a développé, apporté de nouveaux personnages.

L'onirisme des premiers Broussaille, c'est venu comment ? De qui ?

Il a sentit le ton qu'il y avait dans Broussaille. Là où notre collaboration est très forte, c'est que l'on a très peu à discuter pour tomber d'accord. Pour moi, cette collaboration intense entre le scénariste et le dessinateur est essentielle.

On sent très fortement l'évolution du personnage, notamment dans le troisième tome.

Il fallait le faire mûrir. Si on restait au stade du pré-adolescent, on allait avoir des problèmes. Dans le premier tome on est allé au bout du rêve et à la fin du livre il trouve la raison de ses obsessions et il en sort libéré. On a montré tout le principe du rêve, donc si on refait du rêve après, on va encore raconter la même chose. C'est pourquoi, dans le second, il n'est pas question une seule fois de rêve. On a voulu tout baser sur le fantastique. Déjà là, les personnages secondaires prennent beaucoup d'importance car cela libère un peu le héros. Broussaille reste l'oeil, l'angle de vue, la manière d'apprécier la réalité. Mais tout ce qui est autour de lui compte énormément.

Parmi les personnages secondaires on reconnaît la silhouette de René HAUSMANN dans le rôle de l'oncle René. Bien sûr, il travaille pour DUPUIS, mais sa présence n'est pas fortuite !...

Nous cherchions quelqu'un de très fort, très humain, très cultivé. René HAUSMANN nous est apparu la personne idéale. Nous avons replacé sa silhouette dans l'univers de Broussaille, mais tout ce qui l'entoure est purement inventé. Nous lui avons fait la surprise de ce travail ; à la rédaction, on cachait les planches quand il arrivait. Je pense qu'il a très bien compris et apprécié cet hommage.

Dans "les Sculpteurs de lumières", tu t'es replongé clans l'univers des carnets de nature de tes débuts (page 13) !

La nature est le personnage principal de cet album. C'est elle qui lui donne son aspect, son ambiance...

Et cela se retrouve dans les calendriers Scouts que tu as réalisés en 1989 et 1991.

C'est un peu un jeu pour moi ! La nature est un élément dans lequel on peut puiser indéfiniment, ce n'est qu'un miroir. Elle propose des choses et ce qui est important, c'est le regard que l'on pose sur elle. C'est Rodin qui m'a appris cela !

Tu as d'abord réalisé Vincent Murat, puis deux albums de Broussaille, et après une pause, le troisième.

En fait, c'est une illusion ! DUPUIS a attendu pour sortir le premier Broussaille que le deuxième soit bien avancé. Le rythme de réalisation a été le même pour les trois !

Les chats jouent un grand rôle dans tes histoires !

Dans "la Nuit du chat", c'est un alibi. Broussaille part à la recherche de son chat, mais en fait c'est pour lui un voyage initiatique, où il va évoluer considérablement. Je n'ai jamais réalisé un album dédié aux chats !

Tu as tout de même fait "Entre Chats"...

J'avais réalisé le calendrier 89 des Scouts belges, et DELCOURT l'a vu. Il a été séduit, et il a voulu faire un livre sur les chats avec plusieurs dessinateurs. Dans le calendrier 89, j'avais fait de la couleur, et c'est grâce à ce travail que j'ai pu réaliser "Entre Chats". C'est pour moi une période d'évolution technique, car suite à ces travaux j'ai pu aborder l'histoire sur laquelle je travaille actuellement, "Zoo", qui elle, est en sélection directe, la couleur posée directement sur la planche.

Pour "Entre Chats", tu as entièrement dirigé la conception de l'album.

DELCOURT m'a laissé totalement libre, il m'a soutenu, conseillé, et m'a aidé à jouer le rôle de directeur-concepteur d'album. Il m'a beaucoup appris. J'ai choisi la plupart des dessinateurs et il a placé quelques uns des siens. Le résultat est très différent du projet initial ! Il ne suffit pas de se dire que telle personne fait tel dessin pour que cela se réalise. Il faut que l'auteur soit disponible, qu'il ait envie de le faire... C'est très compliqué. Le projet est toujours remis en question. Jusqu'au bout, ce fut dur.

Revenons à ton travail actuel ! La seule chose que l'on sait de ce que tu prépares est ce qu'en ont dit "les Cahiers de la BD".

J'ai réalisé les quinze premières planches de l'histoire. C'est une sorte d'introduction, très noire, qui ne reflète pas encore ce que sera l'album par la suite.

C'est toujours un projet d'une centaine de planches ?

Oui, deux albums de la collection "Aire Libre" chez DUPUIS.

On avait pourtant évoqué DELCOURT pour l'édition...

La recherche de l'éditeur, c'est un peu la raison pour laquelle je n'ai rien fait depuis "Entre Chats". Je travaille avec Philippe BONIFAY, un scénariste qui reste à découvrir. On a pris beaucoup de temps pour élaborer l'histoire, pour monter un dossier très complet. On a ensuite rencontré quatre éditeurs, GLENAT, CASTERMAN, DELCOURT et DUPUIS. On a beaucoup discuté, parlé contrat, et finalement notre choix s'est porté sur l'éditeur que l'on avait presque écarté d'office. Il me semblait que c'était le meilleur moment pour moi de faire le grand saut, d'aller voir ailleurs. Mais finalement notre décision a été DUPUIS. Pour Philippe et moi, c'est un projet très important, affectivement, un tournant dans notre carrière. De plus, c'est un "one-shot", un livre sans suite. On ne peut pas se permettre de rater notre coup.

Tu vas être très attendu à sa sortie !

...attendu au tournant ! Un changement de style, de personnage, de public...

Ta décision d'aller vers "Aire Libre" est-elle liée au fait que cela représente un peu un espace idéal de création, très libre, et très adulte dans son contenu ?

C'est ce qui se voit de l'extérieur. Il y a le catalogue DUPUIS traditionnel, avec de grandes séries, et puis "Aire Libre" qui est à l'écart. Je pense que DUPUIS a réalisé que certains auteurs leur échappaient car ils n'avaient pas de possibilité de création adulte. Ils ont alors créé cette collection, mais les auteurs "DUPUIS" sont libres de partir s'ils le décident. On a des contrats de "préférence" sur "x" albums, mais on peut aller voir ailleurs. Dans la conjoncture actuelle, je crois que l'on a tous envie d'aller mettre nos oeufs dans des paniers différents. Si, par exemple, BERTHET ou moi sommes chez "Aire Libre", c'est que nous sommes allés voir ailleurs, que l'on a comparé les visions qu'avaient les éditeurs de nos histoires, la place dans les collections, la promotion... Pour "le Zoo", on est allé voir chez GLENAT, mais ce n'était pas intéressant. Ils ont une image très ambigüe. Avec DELCOURT, l'avantage était que leur structure était légère, qu'ils voulaient défendre le livre à fond et que je venais de collaborer avec eux et que cela avait très bien marché. D'un autre côté, c'est un éditeur jeune dans le métier, avec une assise financière faible... à la merci d'un distributeur défaillant... On est allé voir CASTERMAN. Un grand éditeur, une structure solide et de qualité. Le problème, c'est que l'on se serait retrouvé noyé dans la masse. Un album parmi tant d'autres albums "Studios". Chez DUPUIS; on nous a dit :"Votre histoire nous intéresse, avec "Aire Libre" on a tout à prouver, on est tout à fait décidé à vous soutenir à fond. De plus votre histoire colle parfaitement à l'image de la collection !". On avait là un éditeur aux reins solides, dont la motivation se rapprochait de celle d'un jeune éditeur. En gros CASTERMAN + DELCOURT ! On a profité de tout cela et le côté défi va bien avec l'histoire.

Pour le lecteur, "Aire Libre" apparaît presque comme la seule collection où l'on-produise de la qualité parmi toutes les productions DUPUIS. 18 titres et pratiquement pas de déchets...

La Collection "Repérage" fait elle aussi une sélection. DODIER, FOERSTER ou DAVID font dans la qualité. Aucun d'entre eux n'est chez "Aire Libre" ! Pour en revenir au "Zoo", il fera donc deux tomes. En ce qui concerne sa parution je préfère ne pas donner de date. Le premier tome sortira quand le second sera presque achevé, pour qu'il n'y ait pas de "trou" entre les deux. On va essayer de créer un lien entre les deux albums, un peu comme COSEY avec son "Voyage en Italie".

Quelque chose qui est très étonnant chez toi, c'est que tu n'as aucune régularité dans tes parutions !

Ce n'est pas volontaire ! Je suis toujours en retard. Ce n'est pas dû au dessin, je dessine plutôt vite, c'est plus une question de temps de conception et de mise en place de l'histoire. L'éditeur tolère que je travaille comme ça parce que chacun des "Broussaille" qui est sorti a bien marché, et c'est plutôt le style de bouquin qui va arriver à exister par lui même, parce qu'il y a quelque chose qui se passe, plutôt que le phénomène de la série, que l'on suit chaque année. Chaque bouquin de "Broussaille" est différent, il a son-1 univers, les personnages évoluent, on ne peut parler réellement de série. Il y a eu les prix aussi, notamment celui d'Angoulême.

Il y a aussi un certain souci de qualité dans ton travail !

Il faut choisir ! Je crois qu'il n'y a pas moyen de réaliser de bons bouquins si on ne prend pas le temps de les "enfanter". Pour moi en tout cas, ce choix s'impose. Je ne pourrais pas faire un bouquin par an. L'éditeur l'a compris, et il a vu que cela fonctionne. Maintenant, c'est dur car je n'ai pas le droit de rater mon coup.

Tu es un comme BOURGEON !

A la différence, entr'autre, que BOURGEON fait cela depuis longtemps, et qu'il pourrait vivre quelques années sans faire de livre. "Broussaille" est une série qui marche relativement bien, mais je ne pourrais pas me permettre de rester plusieurs années sans sortir d'album.

Tout à l'heure, nous avons parlé du journal Spirou et tu nous as dit qu'il ne fallait pas comparer le journal quand vous y étiez et celui de maintenant. Pourquoi?

II s'est passé quelque chose que personne n'a compris, c'est que DUPUIS, comme tous les autres éditeurs, a vu les ventes de son journal chuter gravement, et devenir non rentable. Ils ont alors décidé de le conservera mais de le rentabiliser. Ils lui' ont donné la forme la plus passepartout possible, ils ont fait des études de marché, et ils ont choisi le créneau "famille". Et c'est devenu "Spirou Magazine". Le journal est fidèle à la ligne de la maison, mais c'est tout ! Fini la créativité. Les auteurs n'ont pas été informés de cela ; je m'en suis rendu compte pendant une conversation avec un des directeurs de DUPUIS J'ai alors compris la démarche. Le lecteur n'ayant pas été, lui non plus, mis au courant, il a été très surpris.

Pour en revenir au "Zoo c'est un grand pas en avant pour toi car tu travailles là en "couleur directe"

C'est totalement différent ! Il faut maîtriser la couleur de manière à ce que l'on ne soit pas gêné dans la narration de l'histoire. Il est déjà très difficile de raconter une histoire en dessin, alors si on ne maîtrise pas la couleur, ça risque de devenir n'importe quoi 1 Il faut éviter à tout prix de revenir sur des cases, recommencer sans cesse. Faire la couleur soi-même, cela doit apporter un plus. Et puis il faut être conscient des difficultés techniques qui découlent du travail de reproduction de l'original. Je me permets de faire "Zoo" avec cette, technique là car je l'ai déjà expérimentée avec "Entre Chats", avec les calendriers Scouts et avec des photograveurs, des imprimeurs différents. Maintenant je connais les pièges et je sais quelle qualité je peux réclamer à l'éditeur. Sans cela, je ne l'aurais jamais tenté sur "Zoo". Si tu rates ton coup, c'est un an, deux ou plus qui sont mis en l'air pour un raté en photogravure.

Tu réalises d'abord tes planches en noir et blanc, puis tu réduis...

Oui, je réduis mes dessins, ça me permet de travailler à mon aise, de recadrer mes cases, de déborder. Je mets ensuite tout cela en couleur. J'ai ma petite recette. De l'aquarelle pour le fond, et je retravaille ensuite au crayon, au pastel, à la gouache.

Tu redécoupes ensuite tes cases et tu les places sur tes planches.

Je fais plusieurs photocopies des noir et blanc, je mets la couleur, et tout cela prend place sur la feuille. Il faut quand même avoir son plan bien dans la tête avant !

Tu te sers beaucoup de photos, de livres ?

J'ai énormément recours à la documentation, mais seulement pour l'inspiration, quasiment pas pour le travail. Je ne reprends pas de photos. Je pense que si je me servais trop de documentation pour travailler, mon dessin y perdrait en expressivité.

Pour cette histoire du "Zoo", tu animes quatre personnages principaux.

Je n'ai pas envie de raconter l'histoire, mais en gros c'est le parcours d'Anna, une jeune femme que l'on découvre tout en Sibérie. C'est le personnage central. Autour d'elle il y a trois personnes, toutes très importantes, et le lieu, le Zoo. Il y a Célestin, qui est le médecin du village, qui a hérité d'un petit château et qui l'a transformé en zoo. Il y a aussi Buggy, qui est un sculpteur, inspiré de R. Buggati, sculpteur animalier. Un personnage très bizarre, génial. Et puis il y a Manon, qui est une simple d'esprit, toute jeune; Célestin l'a recueillie. Elle vit dans ce Zoo en toute liberté. Elle est en quelque sorte la personnalisation du Zoo. Elle est la maîtresse de Buggy.

Le travail est-il très différent entre cet album et les "Broussaille" que tu as réalisés avec BOM?

BOM me remet un découpage,. avec des croquis, des dialogues. Il m'arrive de changer des choses, mais je peux tout garder aussi. Cette manière de travailler m'a parfois coincé. Quand je découvre ce qu'il me, propose, ça bloque les images que je pourrais en avoir. Avec Ph. BONIFAY, c'est différent. Il me propose un texte très riche, avec beaucoup de matière pour travailler, toujours plus qu'il n'en faut, un personnage de plus, les états d'âmes des gens... et là, à partir de son texte je fais mon découpage et on en discuté. Je retravaille alors mon brouillon et j'attaque la planche. Tes planches, dans ce début d'album parlent beaucoup sans qu'il y ait besoin de texte ; tu joues beaucoup sur le côté visuel.

L'histoire est ce qui se passe dans la tête du lecteur ; c'est le plus important. Ce qui est difficile c'est de trouver ce qui va faire rêver le lecteur, de "faire mouche".

Envisages-tu de faire d'autres albums en couleurs directes ?

Je ne sais pas. Je réaliserai après "Zoo" au moins deux "Broussaille", et ce sera toujours la technique classique BD.

Verra-t-on un jour un album dessiné et scénarisé par FRANK?

Ce n'est pas impossible. Actuellement, je me crois incapable de le faire car je ne lis plus beaucoup, et je trouve que j'écris très mal. C'est vrai que c'est une idée qui m'est venue. Je prends beaucoup de plaisir à collaborer avec un scénariste, aussi cela ne me manque pas trop.

Après le "Zoo", tu nous as dit que tu allais réaliser la suite de Broussaille. C'est un personnage qui a beaucoup évolué, de l'adolescent rêveur des débuts il est devenu un homme ; mais sous ton trait aussi il a beaucoup évolué !

Cette évolution se justifie par le fait que nous, auteurs, avons construit un univers autour du personnage. Nous-mêmes, nous évoluons. Tout cela était presque compris dans le projet de départ, mais le dessin était encore, plein d'influences de l'école franco-belge. Je savais qu'il y avait un hiatus entre le dessin et les aventures que je racontais. Progressivement, j'ai essayé de trouver un style graphique qui colle à ce que je racontais: Je crois que c'est le chic des séries comme "Gaston Lagaffe" où il y a une unité entre le style de dessin et les histoires qui sont racontées. C'est plus ambigu chez "Gil Jourdan". On peut se demander pourquoi TILLIEUX dessinait Gil Jourdan comme ça pour raconter des histoires policières.

Toi tu as évolué au fil des albums pour que ton style colle à tes histoires !

J'étais dans un bateau, et il m'a fallu naviguer. J'ai assez tôt mis sur le papier un personnage que j'avais envie de garder et qui m'était cher. Si je commençais Broussaille aujourd'hui, je réfléchirais d'abord au style. Si je fais des couleurs directes dans "Zoo", c'est parce que la lumière, et les matières, jouent un rôle fondamental dans cette histoire, et seule la couleur directe permet de travailler, cela à fond. _,

L'évolution de Broussaille sur le plan graphique est généralement très proche de son évolution psychologique. D. DAVID est confrontée à ce problème avec "Jimmy Boy", et Philippe BERTHET nous en parlait aussi à propos du "Privé d'Hollywood" (voir DOSSIER BERTHET).

Entre le Broussaille humoristique et son évolution plus "adulte", il y a "les Sculpteurs de Lumières". C'est un album hybride, où le côté réaliste du décor est très poussé, avec plein de détails, mais où la structure des personnages est toujours très humoristique. Pour moi c'était un épisode hybride mais inévitable.

Mais il y a des dangers à cette évolution des personnages !

Bien sûr ! Et des cassetêtes! Par exemple, les lunettes de Broussaille. Quand j'ai créé ce personnage je lui ai fait ces lunettes, un côté intello et puis énorme, pour qu'il ait un regard gourmand. Au fur et à mesure que le personnage est devenu plus réaliste, j'ai eu un problème avec les lunettes. Je ne pouvais plus les faire si grandes, et si je continuais à les synthétiser comme ça, il y aurait un hiatus entre le visage et cette synthèse du personnage. Si je mettais de vraies lunettes rondes, ce n'était plus le même. J'avais un problème ! J'ai décidé de lui faire porter des lentilles et cela se verra dans le quatrième tome. Les cheveux c'est pareil. Le principal c'est que l'on continue à vivre avec le personnage.

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