HISLAIRE, YANN, LE GALL, COSSU ET LES AUTRES...
CHECKPOINT SPIROU

Dans un marché qui cherche à se redéfinir, beaucoup de catégories anciennes perdent soudain toute pertinence. Ainsi de l'opposition entre «BD pour enfants» et «BD pour adultes». A force de tout essayer pour combattre la désaffection du public, la plupart des revues de bande dessinée se sont mises à panacher les genres pour «ratisser plus large», au risque de devenir incohérentes.
Sur le plan des intentions, il n'y a aucune différence sensible entre une série comme Bohémond de Saint-Gilles, qu'André Juillard livrait jadis à FORMULE 1, et les aventures d'Arno, qu'il poursuit aujourd'hui dans CIRCUS. On a découvert dans le présent numéro des CAHIERS que Rosinski et Van Hamme, vedettes du journal TINTIN se préparent à investir (A SUIVRE). L'ECHO DES SAVANES fait alterner Ranxerox avec des bandes dignes de Novedi, comme La Sibérienne (Mora/De la Fuente) ou L'Ange de la mort (Charlier/Coutelis). Un Chaland et un Margerin sont dans METAL HURLANT, mais ils ne dépareraient pas SPIROU. Benoît Sokal y serait également à sa place. Et Foerster lui-même vient de rompre avec FLUIDE GLACIAL pour préparer un «44 planches» destiné à l'hebdo des Éditions Dupuis.
L'on pourrait multiplier les exemples. C'est toutefois entre SPIROU et CIRCUS que les échanges se sont plus particulièrement intensifiés depuis deux ans. Après que CIRCUS ait «récupéré» Yann et Conrad, jugés trop subversifs par Dupuis, l'hebdomadaire enfantin et le mensuel adulte se partagent aujourd'hui un nombre d'auteurs assez conséquent: Berthet, Cossu, Le Gall, Bercovici, Hardy, Makyo, Hislaire... et la liste n'est peut-être pas close. Ici encore, on ne perçoit aucun écart significatif entre les planches que Le Gall ou Bercovici livrent à SPIROU et celles qu'ils conçoivent pour CIRCUS: elles sont tout bonnement interchangeables. Pour comprendre les causes d'un tel décloisonnement, nous avons réuni quelques auteurs concernés par ce phénomène. La discussion qui s'en est suivie établit certaines convergences entre les préoccupations des uns et des autres, mais aussi quelques oppositions irréductibles. Elle projette en outre un éclairage inédit sur l'influence que la conjoncture éditoriale exerce sur la création.

Commençons par une question très générale, qui sera sans doute affinée dans la suite de notre discussion. Est-ce que vous avez le sentiment de former une génération? En d'autres termes, est-ce que vous vous sentez proches les uns des autres, et différents de vos prédécesseurs?

FRANK: Je dirais qu'il y a certains facteurs objectifs qui nous unissent. A quelques années près, nous avons tous ici débuté dans le métier en même temps, et nous avons été soumis aux mêmes contraintes éditoriales. Cela dit, la bande dessinée comme milieu et comme genre est certainement plus riche aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a vingt ans. Il y a davantage de façons de pratiquer ce métier, donc plus de liberté pour les auteurs. A cet égard, chacun de nous occupe une position différente des autres...

COSSU: Je pense qu'il est encore trop tôt pour savoir si, oui ou non, nous formons une «génération». La plupart d'entre nous doivent encore récolter les fruits de leur travail... Pour ma part, je me sens déjà très éloigné de la conception que les dessinateurs plus âgés se faisaient ou se font encore de ce métier. Je voudrais le pratiquer différemment, mais les impératifs économiques sont très contraignants. L'édition de bande dessinée est de plus en plus dirigée vers la production d'albums qui doivent satisfaire à des critères de rentabilité à court terme souvent très stricts. La liberté de création n'est donc pas définitivement acquise aux jeunes dessinateurs. Il faut constamment engager de nouveaux combats...

LE GALL: Personnellement, je n'éprouve pas du tout le sentiment d'appartenir à une génération. Cela m'apparaîtra peut-être dans dix ans, avec le recul... Mais je reconnais que le métier a évolué dans le sens qui vient d'être décrit.

YANN: Le fait que des dessinateurs soient nés à peu près en même temps ne signifie rien. Chacun travaille dans son coin sans entretenir de relations suivies avec qui que ce soit dans le métier.

HISLAIRE: Pour moi, au contraire, il est tout à fait évident que nous formons une génération. Je dirais que nous sommes pris entre le marteau et l'enclume. Nous sommes arrivés après la génération des anciens de SPIROU qui avaient imposé un certain style de BD, et juste un peu après la nouvelle génération des auteurs français qui ont imposé un autre style. Le problème qui se pose à nous, c'est de savoir dans quelle mesure un support comme SPIROU peut intégrer certaines conquêtes de cette «nouvelle BD», au lieu de continuellement regarder en arrière. Nous sommes très nombreux à nous heurter à ce problème. Je me rappelle qu'Alain De Kuyssche, lorsqu'il était encore rédacteur en chef du journal, avait organisé une réunion à l'intention des jeunes dessinateurs: nous étions une cinquantaine et aucun d'entre nous ne savait encore où se situer. De Kuyssche a fait énormément pour renouveler l'esprit SPIROU et injecter du sang neuf dans le journal, mais l'entreprise a tourné court. Par ailleurs, il y a eu l'Atelier R animé par Claude Renard, où l'on regardait beaucoup en direction de la France. Aujourd'hui, un François Schuiten déclare que son voeu le plus cher serait de dessiner une série pour les enfants. Cela m'apparaît comme un renversement assez fou! Schuiten et moi, on se connaissait bien lorsqu'on était adolescents, et on a suivi des voies tout à fait différentes, lui travaillant pour MÉTAL HURLANT et (A SUIVRE), et moi pour SPIROU. Le voir aujourd'hui venir à la BD pour enfants, au moment où je me dirige vers la BD adulte, ça donne à réfléchir!...

Prenons Franquin. Est-ce qu'il vous apparaît comme un auteur de BD pour enfants?

FRANK: Franquin faisait de la bande dessinée pour tout public. Je me demande s'il est encore possible de faire cela actuellement, alors que le marché s'est énormément différencié. La notion de «grand public» doit être redéfinie. Elle a peut-être perdu toute pertinence...

HISLAIRE: Si un éditeur voulait lancer un nouveau journal pour enfants, il devrait maintenant choisir de s'adresser aux tout petits, aux 8-10 ans, aux 10-12 ans ou aux plus grands. De même, quand un dessinateur propose une série, on lui demande dans quel «créneau» il veut se situer... Nos prédécesseurs ne se sont jamais posé ces questions-là!

Attachez-vous encore beaucoup d'importance au journal qui vous publie ? Est-ce que l'album n'est pas devenu pour vous l'enjeu principal de la création ?

COSSU: Je ne rechigne pas lorsqu'on me commande, par exemple à l'occasion de numéros hors série, des histoires complètes qui ne seront vraisemblablement jamais reprises en album. J'y vois la possibilité de changer de style, d'ambiance, de me livrer éventuellement à certaines expériences qui ne seraient pas envisageables dans le cadre d'une série. Mais on peut difficilement demander aux dessinateurs de s'investir davantage, alors que la politique éditoriale menée dans le journal échappe totalement à leur contrôle.

FRANK: Pour ma part, j'aimerais bien être associé à la vie du journal, mais il semble que ce temps-là soit passé. Alors, je combats ma frustration à travers L'Élan qui est de la fausse animation, sans rapport avec ce qui se passe réellement à l'intérieur de SPIROU.

YANN: Tous les dessinateurs se posent les mêmes questions: quand dois-je rentrer mes planches, combien va-t-on me payer et quel sera le tirage de mon prochain album? Pour le reste, ils sont très différents les uns des autres.

Bernard Hislaire a fait allusion à la «nouvelle BD française». Il y a dix ans, on avait la nette impression que Bruxelles ne comptait plus guère dans le paysage de la BD francophone, et que tout se passait désormais à Paris. Il me semble que l'on assiste depuis quelques années à un rééquilibrage, et j'aimerais savoir pour quelle raison des Français comme Yann et Le Gall sont venus s'installer à Bruxelles...

LE GALL: Ce sont les gens qui font la création, et non les villes. Quand Picasso a quitté Barcelone pour Paris, la peinture s'est déplacée avec lui. Depuis six ans que je travaille pour SPIROU, je viens régulièrement en Belgique et je me suis fait des amis ici. A Paris, il est plus difficile de rencontrer des gens parce que la ville est plus grande, on y est beaucoup plus isolé. Il n'y a vraiment qu'à Bruxelles où l'on est à peu près sûr que cinq ou six autres dessinateurs habitent dans les environs immédiats de chez soi.

YANN: Pour moi, l'important était surtout de quitter Marseille. Je suis «monté» à Bruxelles plutôt qu'à Paris pour une simple question d'opportunité.

A l'exception de Frank, chacun de vous travaille à la fois pour SPIROU et pour CIRCUS. On peut en déduire qu'il n'y a plus d'incompatibilité entre les hebdos pour la jeunesse et les mensuels pour adultes: il est désormais possible de travailler pour un support déterminé sans s'y trouver enfermé comme dans un ghetto. Mais ce n'est peut-être pas un hasard si vous vous êtes retrouvés à CIRCUS plutôt qu'à L'ÉCHO DES SAVANES ou dans (A SUIVRE). Ne pensez-vous pas que CIRCUS prolonge la tradition de la BD franco-belge classique, avec seulement une plus grande licence en madère de sexe, de violence ou de politique ?

COSSU: A mes yeux, CIRCUS est devenu ce que SPIROU aurait dû devenir, s'il avait évolué avec son temps comme PILOTE l'a fait dans les années 60.

HISLAIRE: Mis à part les considérations économiques qui ont pu jouer, j'ai choisi d'aller chez Glénat parce que les gens qui y exercent des responsabilités sont beaucoup plus jeunes que le personnel de chez Dupuis. Je trouve plus simple et plus agréable d'avoir affaire à un éditeur qui a le même âge que moi et qui partage très largement les mêmes nostalgies.

Et on me dira encore que le concept de génération ne signifie rien!

LE GALL: Pour revenir à la question précédente, j'ai la nette impression que Yoyo pourrait passer dans SPIROU et Poussin dans CIRCUS. Ce serait même peut-être plus logique ainsi, car Poussin est plus adulte dans l'esprit. Mais cela ne me gêne pas du tout: j'aime mieux fournir quelque chose que le journal n'a pas, plutôt que de faire comme les autres collaborateurs.

HISLAIRE: Sauf exception, on ne crée pas une série pour un journal déterminé. On commence par la créer, et ensuite on cherche le support le plus adéquat. Dans le cas de Sambre, nous pensions proposer la série à tous les éditeurs. Contacté le premier, Henri Filippini s'est montré tellement enthousiaste que nous n'avons pas cru devoir aller ailleurs. Par la suite, Philippe Vandooren m'a demandé pourquoi nous n'avions pas proposé cette série à SPIROU. Mais je ne crois pas qu'elle y eût été publiée telle quelle.

YANN: Je ne le crois pas non plus. Si je ne fournis plus de scénarios à SPIROU, c'est qu'ils m'ont refusé tous ceux que je leur ai proposés ces dernières années. Il s'agissait, à peu de chose près, des mêmes scénarios que j'écris aujourd'hui pour Hardy, Le Gall ou Chaland.

On a pourtant l'impression que le journal a évolué depuis les célèbres «hauts de page» et Le Trombone illustré. Des séries comme Germain et nous, Femmes en blanc ou Pierre Tombal n'auraient probablement pas été publiées il y a une quinzaine d'années...

YANN: Il y a eu une ouverture sous Alain De Kuyssche, dont Conrad et moi avons profité à l'époque. On a cru que le journal allait rompre définitivement avec le ton classique, historique, apostolique et romain qu'on lui avait toujours connu. Mais non: avec Vandooren, il a fallu revenir à plus de rigueur et à moins d'originalité. Pour lui, l'exemple même de la bonne BD, c'est-à-dire de la BD classique avec des allures faussement modernes, serait XIII, la série de Vance et Van Hamme.

LE GALL: Yann a raison. Dans la prochaine histoire de Poussin, j'ai dessiné deux types de dos en train de pisser contre un mur. Cela m'a valu une longue lettre de Vandooren. Il a fallu que je lui parle d'une scène semblable chez Hemingway pour qu'il soit rassuré.

YANN: Sans parler des annotations faites sur les photocopies de planches, qui vont toujours dans le sens: pourquoi ne pas mettre ici quelque chose de plus classique et de plus habituel? Gérard Goffaux et Dominique David se voient tout le temps objecter ce genre de remarques directives et insupportables. Chez Glénat, les rapports sont beaucoup plus fondés sur la confiance. On s'adresse à vous comme à un auteur et à un adulte.

COSSU: Lorsque je travaille pour SPIROU, j'ai toujours. à l'esprit l'image d'un enfant sage auquel je devrais faire plaisir, et cette image aurait plutôt tendance à me paralyser.

FRANK: Je n'ai pas exactement la même vision des choses. Je crois qu'il faut être très adulte, c'est-à-dire faire preuve d'une grande maturité, pour réussir à produire une série bien faite susceptible d'intéresser le public le plus large. Il est sûrement plus facile d'être provocant... Par rapport aux ambitions que j'ai affichées jusqu'ici, je ne me suis jamais senti brimé chez SPIROU.

Peut-être faut-il tenir compte d'un tout autre facteur. Est-ce qu'il n'est pas plus valorisant de travailler pour la presse adulte, qui bénéficie d'une plus grande couverture médiatique et qui ne fait pas seulement la promotion des personnages, mais encore celle des auteurs?

COSSU: Je ne suis pas du tout convaincu de cela. Il suffit de voir qu'il existe une collection «Berthet» chez Dupuis. Tout dépend de l'accord passé avec l'éditeur et des conditions de travail plus ou moins satisfaisantes que l'on réussit à obtenir de lui. De plus, quand je publie un album chez Dupuis, il fait l'objet d'une mise en place plus importante que lorsque je publie aux Humanoïdes Associés, par exemple. Enfin, dans les festivals, je vois beaucoup de lecteurs à partir de douze ans qui lisent à la fois SPIROU et CIRCUS, METAL HURLANT ou FLUIDE GLACIAL. Le public est plus curieux et plus intelligent qu'on ne le dit.

HISLAIRE: Il me semble pourtant que les enfants constituent un public aux réactions beaucoup plus lentes. Mais il est vrai que ce sont souvent les parents qui achètent les albums à leur place, et comme ils n'y connaissent pas grand-chose, ils cherchent volontiers refuge dans les valeurs sûres, c'est-à-dire les séries les plus connues. C'est donc un marché qui évolue lentement, contrairement au marché adulte où l'on est beaucoup plus à l'affût des nouveautés.

YANN: Ce que dit Bernard est vrai; mais sur le plan de la création, il me paraît plus difficile de faire, pour les enfants, une série dont on puisse être fier. On doit être plus simple, plus direct, moins prétentieux. Cela exige un travail considérable et le plaisir de la création n'y trouve pas nécessairement son compte.

LE GALL: Quand je trempe ma plume dans l'encrier, ce n'est jamais avec l'intention de faire un trait pour adultes ou pour enfants. Je fais le même boulot, et je le fais le mieux possible.

HISLAIRE: Dans bon nombre de bandes dessinées dites pour adultes, il ne reste plus grand-chose quand on a enlevé les références culturelles et le second degré. Mais il est vrai que ce sont des choses bien plus malaisées à introduire dans une histoire pour enfants. C'est pourquoi le secteur adulte est devenu une manière de panacée ; chacun veut commencer par là.

Quelles sont vos positions respectives à l'égard du principe de série? Parmi les choses qui les distinguent de la génération précédente, n'y a-t-il pas le fait que les dessinateurs actuels ne sont plus disposés à animer le même personnage tout au long de leur carrière?

LE GALL: L'édition bouge tellement vite aujourd'hui qu'il devient impossible de faire des projets à long terme. Cela dit, une série comme Yoyo est conçue sur les modèles des Bob et Bobette: on pourrait en faire 200 épisodes, si le temps et l'occasion nous en sont donnés.

FRANK: Le principe de la série ne me gêne pas du tout, il aurait plutôt tendance à m'intéresser. L'ennui, c'est qu'il suppose un rythme de production relativement intensif auquel je ne suis absolument pas préparé. Ma relative lenteur est une source de conflit avec l'éditeur qui souhaiterait voir alimenter régulièrement une série dès l'instant où celle-ci rencontre un certain succès. Mais, encore une fois, l'idée de faire évoluer une création pendant dix ou vingt ans me paraît intéressante sur le plan créatif. Tant qu'un dialogue authentique est maintenu entre le dessinateur et sa série, l'expérience vaut la peine d'être poursuivie et ne peut pas être vécue comme un pensum.

HISLAIRE: La plupart des grandes séries du passé ne sont devenues intéressantes qu'à partir du quatrième ou cinquième album. L'auteur démarrait sans trop savoir où il allait et l'univers créé ne se complexifiait que très lentement. Aujourd'hui, il faut que le premier album soit le plus riche et le plus réussi possible. Si l'éditeur, les critiques et les lecteurs ne sont pas séduits, l'auteur risque fort de ne jamais pouvoir publier un deuxième album. On s'investit donc beaucoup plus dans la création d'une série, on s'efforce notamment de doter le héros d'une psychologie élaborée, et l'on a peut-être tort. Il faut veiller à ne pas s'enfermer prématurément dans un système tellement codifié qu'il bloquerait toute possibilité d'évolution ultérieure.

Est-ce que les deux années d'incertitude nées de l' «affaire Dupuis» ont précipité votre migration vers d'autres supports que SPIROU?

HISLAIRE: Non. L'histoire du journal SPIROU a toujours été chaotique et l'incertitude quant au futur propriétaire des Éditions Dupuis n'a entraîné aucune modification notable dans nos rapports avec la rédaction. Ce que nous avons ressenti beaucoup plus fort, c'est le départ de De Kuyssche.

FRANK: Je crois malgré tout que certains choix auraient été plus rapides et plus clairs si nous avions su rapidement à quelle sauce Dupuis allait être mangé. Nous avons pataugé pendant deux ou trois années qui étaient précisément cruciales pour nous, à ce stade de notre carrière.

Les Éditions Dupuis ont depuis peu un nouveau patron en la personne de Jean Van Hamme. Avez-vous un conseil ou une requête à lui adresser en priorité?

FRANK: Je souhaite qu'il soit cohérent, qu'il fasse des choix, qu'il s'y tienne et qu'il les défende. Il faudrait éviter que se reproduise une situation comme celle qu'a connue Wasterlain, dont les albums ont été édités du bout des doigts, sans que l'on croie en lui.

HISLAIRE: Je souscris complètement à ce qu'a dit Frank. Mais il faut savoir que Dupuis a toujours été une maison à part. Grand-papa Dupuis était très lié affectivement à son journal et à certains de ses dessinateurs. Il lui arrivait de publier certains auteurs pour leur faire plaisir ou pour se faire plaisir, indépendamment de toute préoccupation commerciale. Ce qui était une politique à double tranchant, car lorsqu'un dessinateur faisait part de ses doléances, on lui laissait entendre à demi-mots qu'on l'éditait par charité chrétienne. Ce temps-là est passé, puisque nous voilà entrés dans le règne des technocrates.

COSSU: Je souhaiterais avoir des relations plus franches et plus directes avec l'éditeur. Que chacun sache où il en est et ce qu'il est en droit d'attendre de l'autre. Je suis fatigué de m'entendre dire: «Vos albums ne se vendent pas». C'est à l'éditeur de les vendre ! Ma part de responsabilité s'est achevée dès l'instant où les planches lui ont été remises. Au moment où je les ai dessinées, j'y ai mis le meilleur de moi-même. A partir du moment où un éditeur les a trouvées suffisamment bonnes pour être publiées, à lui d'en faire une «valeur» commerciale. Je sais bien que si je prenais une pile d'albums sous le bras et que je me mettais à faire du porte-à-porte, j'arriverais à les vendre. Mais ce n'est pas mon boulot !

LE GALL: S'il est vrai que nous avons désormais affaire à des technocrates, nous devons nous comporter en conséquence. Il faut refuser d'entrer dans ce jeu de dépendance infantile grâce auquel l'éditeur arrive à faire passer la promesse d'un album comme une «récompense» offerte à l'auteur. Il faut avoir le cran de discuter chaque point du contrat et, si l'on n'arrive pas à un compromis satisfaisant, de reprendre ses planches et de claquer la porte. A court terme, la situation du dessinateur n'en sera pas facilitée, mais je suis convaincu qu'il vaut mieux être édité un peu plus tard et dans de bonnes conditions que d'avoir sur le marché des albums auxquels l'éditeur est le premier à ne pas croire.

Eh bien, si cette idée fait son chemin chez les jeunes dessinateurs qui vous suivent, cette petite discussion n'aura pas été inutile. Merci à tous.

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